Au moment où l’on envisage d’étendre le droit de vote aux élections locales aux jeunes âgés de 16 ans, on peut se poser la question, avec le chercheur en sciences politiques Vincent TIBERJ « C’est quoi la démocratie dans un lycée ? »
Des droits formels
Pendant longtemps, les lycéens étaient confinés au strict rôle d’usager d’un service public, ils n’avaient pas de représentants dans les conseils de classe où se jouait pourtant leur destin scolaire, et encore moins dans les instances comme le conseil d’administration (CA). L’année 1968 a marqué une première étape, les délégués des élèves ont pu siéger au CA ou au conseil de classe, mais beaucoup d’établissements organisaient des pré-conseils sans les élèves ni les parents. Le pouvoir enseignant était solide, le chef d’établissement n’était pas encore un juge de paix auprès duquel on pouvait faire appel d’une décision du conseil de classe. L’arrivée de la gauche au pouvoir a changé la donne, la jeunesse a contribué à la victoire historique de 1981 et beaucoup d’anciens ministres ont un passé de leaders étudiants. Les manifestations lycéennes des années 1990 – déclenchées par le manque de professeurs et les conditions matérielles d’études – ont débouché sur une succession d’innovations visant à promouvoir la démocratie lycéenne. La principale, c’est la création d’un conseil de la vie lycéenne (CVL) chargé d’examiner toutes les questions relatives au cadre de vie, à l’orientation, à l’accompagnement des élèves, aux sorties et voyages. Plus tard, les anciens foyers socio-éducatifs dirigés par les conseillers principaux d’éducation sont devenus de véritables maisons des lycéens (MDL) gérées directement par les élèves.
Aujourd’hui, les lycéens siègent dans toutes les instances ou presque de leur établissement, une seule leur résiste – à juste titre diraient les professionnels de l’éducation – le conseil pédagogique qui rassemble la Direction et les professeurs. Dans les faits, les différentes instances sont peu investies par les élèves et les droits des lycéens restent des droits formels : droit de réunion, droit de publication, droit d’affichage, droit d’association.
Rien n’a donc vraiment changé depuis la publication par Patrick Rayou de la Cité des lycéens (1988). Certes, les délégués de classe ne sont plus les porteurs du cahier de texte – ils ont disparu avec les espaces numériques de travail – ni des « petits facteurs » chargés de transmettre les informations à leurs camarades. Mais, on continue de leur laisser aussi peu de temps pour préparer le conseil de classe et faire une restitution collective. Les tentatives des délégués de faire un peu de médiation pour résoudre les malentendus ou les conflits avec les professeurs se heurtent encore à la défiance des enseignants qui ne voient pas pourquoi ils devraient justifier leurs pratiques pédagogiques. Les élèves ne s’y trompent pas et hormis quelques lycéens qui ont un goût affirmé pour l’engagement, les candidats à la fonction de délégué sont peu nombreux, l’élection devient ici ou là une désignation d’office par le professeur principal de la classe.
Démocratie lycéenne ?
Toutefois, la démocratie lycéenne a fait des progrès, parfois sous l’impulsion d’une organisation syndicale et de militants politisés (par exemple dans les lycées bourgeois des grandes villes), parfois parce que le chef d’établissement a décidé de faire du lycée un tremplin vers la citoyenneté et l’engagement sous toutes ses formes. Alors, l’élection des représentants des élèves au conseil de la vie lycéenne (CVL) devient une véritable élection avec candidatures, rédaction de profession de foi, affiches, tracts et assemblée générale entre 12 heures et 14 heures. L’élection est organisée avec les lycéens qui tiennent les bureaux de vote. Au lycée Kafka, plus de 60 élèves se sont relayés dans trois bureaux de vote pour permettre aux élèves de voter. Une seule journée n’a pas suffi pour permettre à chacun d’exercer concrètement son droit de vote. Les membres du CVL ont décidé de valider la possibilité de recourir au vote électronique, un test a été réalisé avec succès, la démocratie lycéenne sera l’an prochain numérique.
Le rôle décisif du chef d’établissement
Le chef d’établissement joue un rôle majeur : soit il donne les moyens aux élèves et à leurs représentants de s’exprimer, de se former sur des problématiques de leur choix et il agit pour que certaines revendications puissent aboutir ; soit « il n’y croit pas » et alors la démocratie lycéenne reste formelle. Dans cette hypothèse, le proviseur ajoute par son inertie une couche supplémentaire à la défiance des jeunes vis-à-vis de la démocratie représentative. Mais n’accablons pas les chefs d’établissement, car en dehors du taux de participation à l’élection du CVL, aucun autre indicateur n’est pris en compte par le ministère pour évaluer la qualité « démocratique » d’un établissement scolaire. La division du travail éducatif a été scellée par un ministre philosophe : l’apprentissage de la citoyenneté exige un cadre scolaire, un programme et une évaluation professorale : ce sera l’enseignement moral et civique (EMC). Les élèves ont le droit au lycée, comme au collège, d’être citoyens, mais dans la classe uniquement et par la pensée. Ici se rejoue l’opposition entre la tradition anglo-saxonne – l’École n’est pas coupée de la vie versus John Dewey –, et la tradition républicaine versus Émile Durkheim, l’École protège les élèves d’eux-mêmes, de la famille et de l’Église. Cette opposition entre le modèle éducatif américain et français a été illustrée par Denis Meuret.
Avec l’émergence de la démocratie lycéenne, la possibilité d’enrichir les apprentissages – comme le proposent les organisations lycéennes – existe à condition d’accorder du temps aux élèves pour qu’ils puissent créer des associations ou des clubs, organiser des évènements et des débats, développer des médias (web radio, blog, journal…). La citoyenneté peut se décliner par une variété d’engagement, y compris dans la sphère économique en offrant, par exemple, la possibilité aux élèves de créer des entreprises « solidaires ». Mais, faute de temps, la semaine de cours compte plus d’une trentaine d’heures, la démocratie lycéenne reste dans un entre-deux, elle existe formellement mais est cantonnée à la marge, à une petite minorité d’élèves que les conseillers principaux et les proviseurs encadrent avec plus ou moins de conviction, avec plus ou moins d’enthousiasme.
Dans son dossier consacré à « l’éducation à la citoyenneté à l’École », le CNESCO dresse un bilan paradoxal. La France est le pays européen qui débute l’éducation à la citoyenneté le plus tôt – dès l’âge de 6 ans – avec 36 heures par an à l’École et au collège et 18 heures au lycée. Pourtant, seuls 13 % des Français considèrent que les jeunes ont suffisamment connaissance de leur rôle de citoyen. Dans la tranche d’âge 18-24 ans, ils sont également 20 % à s’estimer suffisamment formés. Les attitudes citoyennes s’acquièrent davantage par la pratique que par la théorie. Les résultats des recherches internationales « montrent clairement que le cours traditionnel d’éducation civique améliore les connaissances civiques et politiques des jeunes, il n’est pas en lien automatiquement avec des attitudes et des engagements civiques plus développés. (…) Il ne suffit pas d’être un citoyen éclairé pour voter et s’engager dans une vie associative et civique riche à l’âge adulte. C’est davantage l’engagement, à l’école, des élèves dans des projets citoyens – solidaires, environnementaux… – qui est en lien avec des engagements futurs dans la vie citoyenne adulte. » Ce sont donc les méthodes pédagogiques qu’il faut enrichir en proposant aux élèves de prendre des responsabilités dans leur établissement en organisant, par exemple, des débats en classe, en leur permettant de créer des associations ou de s’engager dans des projets citoyens sur des thèmes de leur choix (égalité garçons-filles, action solidaire ou humanitaire, protection de l’environnement, etc.). Or, ces « méthodes actives » restent peu développées en France alors qu’elles contribuent à développer les compétences des jeunes « en gestion de projets » et qu’elles leur insufflent plus de confiance en eux et dans les institutions démocratiques. Les premiers bénéficiaires sont les élèves les moins socialises à la vie associative et politique dans le cadre familial, élèves qui se recrutent majoritairement dans les milieux urbains ou ruraux les moins favorisés.
Ce texte est extrait de Les lycéens. Portraits et expériences, Jean-Marc ROBIN, Véronique ROBIN LEUDE