En France, nous payons lourdement la fracture entre la pédagogie et l'action éducative !
Lutte dans la classe
Au quotidien, les professeurs et les personnels de direction font l’expérience, en collège comme en lycée, que l’Ecole ne va plus de soi. Ici, ce n’est ni la lourdeur des programmes ni leur académisme qui sont questionnés. C’est l’Institution scolaire dans son ensemble qui voit ses fondements être remis en cause. Les élèves ont perdu de vue que les enseignants ne sont pas des adversaires mais leurs meilleurs alliés. Leur autorité est contestée comme s’il fallait se défendre d’un pouvoir vertical qui vise à asservir, à purement discipliner les corps et les esprits. Les élèves ont du mal à comprendre que l’autorité du professeur est bienveillante, qu’elle vise à créer les conditions d’apprentissage des savoirs, qu’elle vise encore à créer dans la classe de l’égalité en empêchant les leaders de dicter leur loi et de soumettre le groupe à leurs désirs. L’autorité professorale est toujours provisoire, car - pour paraphraser Bourdieu - le maître travaille à sa propre disparition. Non seulement, les enseignants s’assignent le même objectif que les parents (la réussite scolaire) mais ils vont aussi plus loin en accompagnant leur émancipation et le processus d’individuation.
Combien de fois lors des entretiens avec les élèves perturbateurs sommes-nous obligés de rappeler cette évidence : Dans l’Ecole de la République, il n’y a pas deux camps : celui des élèves et celui des professeurs qui se font face, comme si les intérêts des uns et des autres étaient antagoniques, comme s’il existait une lutte dans la classe qui doit fatalement aboutir au triomphe d’un camp. Pourtant, la relation scolaire est vécue par de nombreux élèves, y compris par les meilleurs, comme une forme de domination qui appelle en réponse une forme de résistance passive ou active, parfois de rébellion.
Les effets de l’éducation
Cette lutte en dit long sur le malentendu qui s’est progressivement construit entre les éducateurs et les adolescents. On peut l’interpréter comme le résultat d’une culture juvénile ou de rites d’intégration dans le groupe qui supposent de désigner un ennemi : l’enseignant. On peut encore chercher l’explication dans la confrontation entre une « culture numérique et du loisir » et « une culture du texte et de l’effort. » Mais, il faut aussi se rendre à l’évidence : nous faisons mal la pédagogie de l’Ecole en ne parlant pas aux élèves « des effets de l’éducation » (1). Combien d’élèves ont assisté à une présentation explicite de l’Ecole, de son histoire, de ses valeurs ? Combien d’élèves savent que l’Ecole a permis à la société de réaliser de formidables progrès, qu’il s’agisse de la mixité entre les sexes, du brassage social, des rapports hommes-femmes, des libertés individuelles, etc. Chaque jour, les élèves vont à l’Ecole sans savoir finalement pourquoi elle existe, pourquoi cette institution reste le pilier de notre société et de notre démocratie. Il y a là une forme d'aliénation. On ne peut pas exiger des élèves plus d’adhésion aux normes scolaires, plus de respect des éducateurs sans expliciter ce que fabrique « la machine-école ». Les collégiens ou lycéens ont besoin de repères, ils ont besoin de comprendre dans quelle société ils vivent et quelle place occupe l’Ecole. Le flou et l’implicite déstabilisent l’Ecole qui apparaît comme une simple machine à distribuer des diplômes de valeur inégale ou une machine à trier (2) préparant plus ou moins bien au marché du travail. Le pouvoir du professeur tient alors à sa capacité à diplômer plus qu’à sa capacité à émanciper, à instituer l’individu.
Des espaces d’explicitation
Pour être légitime, le pouvoir de l’Ecole et des maîtres doit être mieux explicité et refondé sur un contrat collectif, sur une histoire connue de tous. Les espaces d’explicitation existent : les cours d’enseignement moral et civique, le dialogue avec les professeurs principaux et toutes les initiatives locales qui permettent aux élèves de refaire société dans leur établissement, de souder les élèves et les enseignants. La parole des chefs d’établissement est aussi essentielle, elle doit se faire au plus près des élèves dans les classes. Avant d’être des managers d’une organisation, les personnels de direction sont d’abord des pédagogues et des éducateurs chargés de transmettre les valeurs de l’Ecole.
Mais pour développer cette éducation explicite, il faut encore que les professeurs, les CPE ou les chefs d'établissement soient mieux formés et encourager à agir sur le terrain éducatif par notre Institution. En France, nous payons lourdement la fracture entre la pédagogie et l'action éducative !
(1) Les effets de l'éducation, Christian Baudelot, François Leclercq, 2005, La documentation française, Paris
(2) La machine à trier. Ou comment la France divise sa jeunesse. Cahuc, Carcillo, Galland, Zylberberg, 2017, Eyrolles, Paris