Comme le montre l’exemple finlandais : une société où les inégalités sont réduites a plus de chance d’avoir un système scolaire plus juste car la cohésion sociale alimente une demande d’une école efficace et équitable pour maintenir et renforcer... la cohésion sociale.
[Nous republions ici un article qui selon nous... reste d'actualité !]
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Des systèmes scolaires inégaux
Si, dans le sillage de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les Héritiers, 1964), les travaux en sociologie de l’éducation ont montré le rôle du capital culturel et des habitus de classe dans la réussite scolaire, les années 80 et 90 ont été consacrées à interroger le rôle du système éducatif dans son ensemble. Les enquêtes PISA (programmes de suivi des acquis) pilotées par l’OCDE ont mis en lumière les écarts de performances entre les systèmes scolaires. Ainsi la Finlande et la Corée du Sud disposent d’une école efficace et plus équitable que des pays comme la France, classée tout juste au dessus de la moyenne.
Autrement dit, un enfant issu des milieux populaires a, toutes choses égales par ailleurs, plus de chances de réussir ses études dans ces deux pays qu’en France. Selon la sociologue Marie Duru-Bellat (2003) les données de PISA indiquent même que « les élèves les plus défavorisés de certains pays réalisent des performances plus élevées que les élèves les plus favorisés d’autres pays ! »
Effet établissement
Les enquêtes nationales effectuées dans différents pays ont permis de confirmer une idée fortement répandue chez les parents d’élèves : tous les établissements scolaires ne se valent pas ! Au sein du courant de recherche sur l’école efficace (school effectiveness studies), les chercheurs anglo-saxons ont été les premiers à vouloir identifier les spécificités des établissements performants en éliminant les biais liés aux caractéristiques socioculturelles du public accueilli. Dans les établissements « efficaces » les enseignants donnent la priorité aux fondamentaux, assignent des objectifs clairs aux élèves, les considèrent comme capables de les atteindre, les évaluations sont fréquentes et permettent de réguler l’enseignement. On évite encore les pertes de temps dues à une organisation défectueuse ou à l’indiscipline et les leçons sont planifiées avec soin et structurées.
La sociologue Aletta Grisay souligne également que « les résultats des élèves font l’objet d’analyses au niveau de l’établissement et sont utilisés pour décider des améliorations à apporter à l’enseignement dispensé. Une politique de formation continue est menée au sein de l’école, les contacts avec les familles des élèves et leur implication dans le fonctionnement de l’école sont encouragés ». Enfin, différentes incitations pour maintenir la qualité de l’enseignement contribuent à « l’effet établissement », elles peuvent prendre plusieurs formes : bonne réputation d’établissement, concurrence entre établissements, pression des parents, des collègues ou de la Direction.
En France « l’effet établissement » est mesuré par la valeur ajoutée qui calcule la différence entre les résultats obtenus aux examens (brevet ou baccalauréat) et les résultats attendus en fonction des caractéristiques des élèves scolarisés (âge, retard scolaire, profession des parents). Selon Aletta Grisay (2006) cet indicateur conduit « vraisemblablement à sous-estimer l’ampleur véritable de l’effet école » en attribuant une partie des écarts de performance entre établissements à l’origine socio-économique des élèves plutôt qu’à la meilleure qualité de l’enseignement dispensé dans les écoles fréquentées par une population favorisée. Les statistiques le rappellent de façon récurrente : dans les établissements favorisés la qualité de l’enseignement est plus forte car les élèves investissent davantage leur rôle d’élèves et les professeurs ont des exigences plus fortes vis-à-vis des apprentissages.
Effet maître
A l’aide d’études multivariées les chercheurs ont essayé d’isoler « un effet maître » en s’interrogeant sur les caractéristiques des bons professeurs, mais aucune variable n’est apparue discriminante. Dans le cadre de travaux « processus – produit », on a alors cherché à étudier non pas qui sont les enseignants efficaces mais quelles sont leurs pratiques dans la classe. Ces recherches ont permis de mettre en évidence que « l’effet maître » a plus d’impact que « l’effet établissement » et qu’il est particulièrement élevé pour les premières années de scolarité des élèves.
Les enseignants peu efficaces ont des attentes pédagogiques faibles et portent un regard négatif sur le niveau des élèves et leurs capacités d’apprentissage. Ainsi, les élèves faibles font l’objet d’un traitement différentiel : les enseignants attendent moins longtemps les réponses quand ils les interrogent, les critiquent plus souvent, les félicitent moins, interagissent moins avec eux et leur posent des questions plus simples ; au final les professeurs exposent les élèves faibles « à un curriculum plus pauvre » (Jarlégan, 2008).
En revanche, les professeurs efficaces valorisent leurs élèves (par la parole, des sourires, des regards) et développent une attitude constante envers les résultats peu élevés en acceptant, par exemple, qu’un élève ne comprenne pas sans être pour autant « mauvais » (Lautier, 2008).
Le jugement des enseignants pèse donc sur la réussite des élèves, leurs représentations également. Les stéréotypes associés à chaque sexe poussent nombre de professeurs à croire que les garçons sont plus doués pour les disciplines scientifiques et techniques et les filles pour les matières littéraires. Non seulement, les enseignants sollicitent davantage les garçons en mathématiques mais ils leur demandent aussi plus souvent des réponses conceptuelles plutôt que des restitutions de savoirs souvent exigées des filles. Des travaux anglo-saxons montrent que les garçons sont plus souvent félicités pour leurs performances et réprimandés pour leur comportement, les filles sont plus souvent félicitées pour la qualité de la présentation de leurs écrits ou leur comportement. Cette différenciation pédagogique développerait la confiance en eux des garçons et réduirait celle des filles qui sous-estimeraient alors leurs chances de réussite en mathématiques. (Jarlégan, 2008). La socialisation par l’école renforcerait donc la socialisation familiale plutôt que de la corriger. Dans leur ouvrage Allez les filles ! Baudelot et Establet expliquent que les garçons sont éduqués dans une culture de l’agon (guerrier en grec) et les filles dans une culture de la docilité, culture qui les conduit à moins s’orienter (et être orientées) dans les filières sélectives ou vers des postes à responsabilité. L’Observatoire des inégalités nous le rappelle : si les filles sont majoritaires à l’université ou dans les classes préparatoires en France, elles décrochent toutefois moins souvent un doctorat et sont sous-représentées dans les grandes écoles.
Les attentes différentielles des enseignants selon les sexes et les pratiques pédagogiques se combinent pour donner naissance à « un effet maître » qui intervient dans la réussite des élèves. Néanmoins l’efficacité des enseignants tient aussi au système d’interactions dans la classe. Pour Pascal Bressoux (2006) « l’effet maître » doit être analysé comme « le produit d’une interaction maître élèves » car l’enseignant n’est pas omnipotent, « il est parfois bien difficile, quel que soit l’enseignant, de faire progresser dans la même mesure des élèves très diversement préparés à jouer le jeu scolaire ».
Effet classe
Les professeurs peuvent le confirmer le groupe classe a une dynamique propre et la nature des interactions avec les enseignants a des conséquences sur les apprentissages. Si on peut imputer une partie de « l’effet classe » à sa composition et au poids relatif des « bons élèves », d’autres facteurs ont des conséquences sur la dynamique de classe et en particulier l’image que les élèves se font d’eux-mêmes et de leurs capacités d’apprentissage. Persuadés qu’ils sont dans une mauvaise classe ou dans une classe de relégation, les élèves vont réduire leurs efforts et moins s’impliquer dans les apprentissages, une prophétie auto-réalisatrice a toutes les chances alors de se mettre en place : la mauvaise image de soi conduit aux mauvais résultats à travers un processus de désinvestissement scolaire. Les enseignants jouent ici un rôle majeur en redonnant confiance à la classe ou aux élèves qui se déprécient ou se sentent stigmatisés par l’Institution mais il faut encore que les professeurs ne participent pas eux-mêmes à la stigmatisation de certains parcours ou à l’entreprise d’auto-dépréciation collective dans les classes.
Pour conclure
Parler « d’effet maître », « d’effet classe » ou « d’effet établissement » représente un véritable intérêt car l’existence de ces différents effets oblige à interroger la responsabilité de l’Ecole dans la réussite des élèves. Aucun acteur local ne peut plus mettre en avant la fatalité sociale et la mécanique des inégalités socioculturelles pour expliquer l’échec scolaire car la réussite scolaire se construit aussi au contact des élèves dans les classes et les établissements ! Parmi les trois effets étudiés, une fois neutralisé les biais liés aux caractéristiques socioculturelles des élèves, « l’effet maître » est prépondérant, il dépasse « l’effet classe » qui est lui même plus fort que « l’effet établissement ».
Ces conclusions nous invitent à investir dans la formation des enseignants et dans le développement d’une réflexion locale de qualité capable de déboucher sur des formes de régulation pédagogiques pertinentes.
L’organisation scolaire dans son ensemble doit aussi être interrogée car l’Ecole renforce les inégalités en offrant un enseignement de meilleure qualité aux « bons élèves » ou en ne prenant pas suffisamment en compte les différences de socialisation entre les sexes, les classes sociales ou les cultures d’origine. Certes, des progrès incontestables ont été accomplis mais la démocratisation reste ségrégative selon l’expression de Pierre Merle et rend nécessaire des mesures correctrices pour garantir la mixité sociale et sexuée des établissements et des filières mais aussi pour que les dispositifs pédagogiques prennent davantage en compte les différences entre les élèves, pour éviter que ces différences ne transforment en inégalités devant les études et au final par des chances inégales d’insertion sociale et professionnelle.
La politique éducative la plus ambitieuse ne pourra pas tout car les inégalités scolaires prennent d’abord racine dans la société et notamment dans la distribution des ressources culturelles et économiques dans la population. Comme le montre l’exemple finlandais : une société où les inégalités sont réduites a plus de chance d’avoir un système scolaire plus juste car la cohésion sociale alimente une demande d’une école efficace et équitable pour maintenir et renforcer... la cohésion sociale. Au delà des politiques correctrices, il faut aussi se demander « qu’est-ce qu’une Ecole Juste ? » Pour François Dubet (2004) « une école des chances » doit non seulement chercher à corriger les inégalités devant les études mais doit également tout mettre en œuvre pour éviter l’humiliation des élèves en échec. Pour y parvenir il faut repousser la sélection au delà de la scolarité obligatoire et se donner comme premier objectif de faire partager à tous une culture commune ou un socle commun. Selon Dubet il faut aller plus loin et questionner notre modèle culturel dans lequel le diplôme joue un rôle déterminant dans les carrières professionnelles en réduisant son emprise sur les destins et en valorisant d’autres parcours de réussite.